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Dr Massamba Gueye : “Les valeurs sénégalaises ne sont pas des valeurs importées ni d’Arabie, ni d’Europe, ni d’Amérique”

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Quelles sont les valeurs sénégalaises ? Sont-elles en péril ? Qui les détruit ? Avec sa verve et sans faux-fuyant Dr Massamba Gueye répond à ces épineuses questions. Les responsabilités qu’il pointe sont autant familiales, politiques, que religieuses. Entretien.

Par Adama NDIAYE

Professeur, vaste question d’emblée : lorsque l’on dit valeur sénégalaise. À quoi cela renvoie pour vous ?

Lorsqu’on parle de valeurs sénégalaises, il faudra les mettre au pluriel. Ces valeurs sociales dont il est question ici sont celles qui agissent sur le comportement de l’homme dans la recherche d’un équilibre personnel et social mais surtout dans la mise en place d’une cohésion sociale. Ces valeurs sont identifiées dans le comportement quotidien de la personne, à travers son discours, ses actes et surtout dans ses relations silencieuses mais prévisibles lors des transactions sociales, spirituelles, religieuses, économiques et intellectuelles.

Il s’agit donc des codes sociaux mis en place pour l’équilibre de la personne mais surtout pour assumer et assurer une qualité de vie qui sauvegarde l’humanité en chacun d’entre les membres de la communauté avec comme finalité suprême une existence pacifiée dans la justice, l’équité et la mise en valeur des qualités de l’individu. Ces valeurs sociales, inculquées dès la naissance, à travers le choix du prénom, se consolident tout le long de la vie de la personne et sont ajustées, rappelées, recadrées mais surtout  sanctionnées positivement pour donner envie à l’ensemble des cadets de suivre les modèles sociaux pour une meilleure réalisation humaine.

Il s’agit seulement de valeurs à prendre en charge sous deux catégories selon leurs fonctions :


  • Les valeurs sociales dans la mise en place de l’équilibre de la personnalité. Elle prépare l’être humain dans la mise en place de la cohésion sociale. Pour l’équilibre de l’individu, elles verrouillent son intégrité, son éthique et sa morale.
  • Pour la cohésion sociale, il y a des valeurs transversales qui sont promues: le respect du bien commun, le respect de la parole donnée, le respect de l’espace public, l’investissement désintéressé dans la réalisation de la protection de la communauté, la contribution efficiente à la mise en place des moyens de subsistance de la communauté.


  • Tout individu est formé pour être libre intérieurement et devenir un pilier de l’équilibre de la communauté. C’est pourquoi on parle de : njub ( droiture) ngor (la dignité), jom la vertu), jomb ( la retenue-bienséance), kersa (pudeur, fula ( détermination), fayda ( l’efficacité) , màndu ( la mesure), yem ( ma retenue, defare ( la socialité), ñaq-jariñu ( vivre de la sueur de son front, bokk (partage), ñeeme coono  ( l’ardeur au travail) etc…


Ces valeurs sociales positives sont toujours définies en opposition à des antivaleurs comme le manque de vergogne ( (ñàkk jom), le non-respect de la parole donnée ‘ ñàkk kàddu), le vol ( sàcc), le mensonge ( nar-fen), la cupidité (bëgge), l’inhospitalité (siis), la jalousie (kiñaan), la félonie (ñublang), l’hypocrisie. (naaféeq) etc  entre autres mais la paresse et la fils n’est en sont aussi.

Ces valeurs sont-elles en péril comme beaucoup le disent ?

Pour une société comme la nôtre, l’observation des faits et gestes, dans l’espace public et dans l’espace familial, de l’exposition médiatique de la vie intime des hommes et des autres, la façon de faire de la politique, la façon de faire de la richesse, la recherche effrénée de l’argent et des positions sociales sans aucune prise en charge des valeurs sociales, pousse à évidemment dire que ces valeurs sont en péril.

“Quand le reniement devient une norme, le non-respect de la parole donnée défendue par les personnes censées porter des valeurs, suite à leur trajectoire sociale et administrative, il y a de quoi s’inquiéter”

Quand on observe ce qui se passe dans l’espace public et privé, en écho aux plaintes dans les tribunes,  mais surtout en écho au discours ambiant, il y a de quoi s’inquiéter et on peut bel et bien dire qu’il y a péril en la demeure. Quand le mensonge permet d’accéder à des positions administratives et sociales, quand le mensonge permet d’accéder à des positions ministérielles, il y a de quoi s’inquiéter. Quand le reniement devient une norme, le non-respect de la parole donnée défendue par les personnes censées porter des valeurs, suite à leur trajectoire sociale et administrative, il y a de quoi s’inquiéter.  Quand les élèves insultent et frappent leurs enseignants sans que les parents ne les ramènent à l’école pour les corriger et les amener à s’amender, il y a péril en la demeure. Quand les grandes manifestations publiques n’ont pour parrains et marraines que les plus riches financièrement, jamais le plus humble socialement, quand dans certaines familles, le plus riche devient l’aînée et la parole et les décisions sont arrimées à la bourse des personnes et non à la qualité sociale des membres, il y a un souci et de quoi s’inquiéter.

“On constate de plus en plus que la vie privée est étalée sans aucune honte, les mariages et les divorces sont exposés dans l’espace médiatique et les réseaux sociaux sans aucune retenue”

On constate de plus en plus que la vie privée est étalée sans aucune honte, les mariages et les divorces sont exposés dans l’espace médiatique et les réseaux sociaux sans aucune retenue. Les jeunes comme les adultes s’insultent à longueur de journée dans les réseaux sociaux et dans la circulation, sans que les fournisseurs de pensées positives ne soient érigés en vedettes. Il y a évidemment de quoi s’inquiéter quand les conflits familiaux sont réglés à longueur d’émission interactive et que les mécanismes sociaux de règlement des conflits internes sont totalement oubliés.

Vous dressez un tableau peu reluisant de l’état des valeurs. Est-ce irréversible ?

Je reste évidemment optimiste quand j’observe que dans beaucoup de familles il y a en réalité une grande culture de la pudeur et des valeurs positives. Je reste confiant aussi quand je vois qu’il y a une nouvelle élite jeune porteuse d’un discours de recours aux valeurs mais dont le comportement, à l’instar de certaines personnes, pousse à penser que dans beaucoup de cas il y a un espoir et que les valeurs positives ne sont pas oubliées. Dans l’espace médiatique, certains animateurs et des journalistes rappellent à longueur d’émissions des valeurs et des vertus. Des groupes sont créés sur WhatsApp et dans les réseaux sociaux pour en faire la promotion. C’est donc dire que malgré l’exposition médiatique,  la société sénégalaise est fortement désireuse de ses valeurs et porte ce que l’on peut rappeler les flambeaux des valeurs sociales positives.

Qui est responsable de cette déliquescence des valeurs ?

Les premiers responsables de la déliquescence des valeurs sociales positives sont les familles. Elles sont en effet responsables de l’éducation de base des enfants. Elles doivent transmettre par le comportement et par le discours les attitudes positives à aborder mais surtout les discours positifs à porter. L’enfant, dès ses premières années de vie, est susceptible d’être encadré d’abord par sa famille. Ses parents sont en effet responsables de l’éducation de base des enfants et doivent transmettre, par le comportement et par le discours, les attitudes positives. L’enfant est susceptible d’être encadré par la famille qui ne doit pas être au lieu de perversion et dépravation des mœurs.

“Tant qu’il y aura des interventions pour influencer les sanctions, tant qu’il y aura  la promotion à des postes de responsabilité des personnes qui ne sont pas porteuses de valeurs positives, on incitera les jeunes générations à emprunter le chemin des antivaleurs”

Le deuxième e responsable est l’État car il est de sa responsabilité de mettre en place un système éducatif qui permet à l’enfant de gagner, dans son parcours, des éléments de formation lui permettant tout simplement d’avoir un comportement social positif et non déviant. Pour cela, il doit mettre en place un ensemble de mesures qui promeuvent des comportements positifs. L’État ne doit, en aucune manière, promouvoir ceux qui sont porteurs de discours négatifs.

C’est à l’ Etat de s’occuper de l’espace public, c’est à lui qu’il revient de prendre en charge les bonnes mœurs, c’est à lui de sanctionner les comportements déviants par une pédagogie qui empêche la répétition d’actes asociaux. C’est à l’Etat de montrer le modèle à suivre. Mais tant qu’il y aura des interventions pour influencer les sanctions, tant qu’il y aura  la promotion à des postes de responsabilité des personnes qui ne sont pas porteuses de valeurs positives, on incitera les jeunes générations à emprunter le chemin des antivaleurs. L’Etat doit donc agir pour plus de justice sociale, beaucoup plus d’équité et surtout beaucoup de méritocratie.

“Les guides religieux doivent  veiller à ne pas s’entourer de personnes qui portent des valeurs négatives quelle que soit leur richesse. Si par contre des gens dont l’image négative sont tous les jours reçus alors que ceux qui n’ont pas d’argent et qui portent des images positives ne le sont pas, il est évident que la responsabilité des certains guides est à pointer du doigt”

Les derniers responsables sont les formateurs, les médias et les guides religieux. Ces derniers peuvent veiller à ne pas s’entourer de personnes qui portent des valeurs négatives quelle que soit leur richesse. Si par contre des gens dont l’image négative sont tous les jours reçus alors que ceux qui n’ont pas d’argent et qui portent des images positives ne le sont pas, il est évident que la responsabilité des certains guides est à pointer du doigt. Les médias aussi ne peuvent pas passer leur temps à fournir des contenus dépravants et ne faire le focus que sur des énergumènes qui cherchent le buzz pour des raison pécuniaires.

“Quand un simple citoyen empêche d’autres citoyens de vivre leur culture sous prétexte d’idéologie, c’est grave !  On ne peut pas s’ériger en donneur de leçons et vouer tous les créateurs à l’Enfer”

Au nom des “valeurs” ou des “réalités” sénégalaises, des groupes réclament des interdits notamment en termes de fiction ou de musique.  Ces gens défendent-ils réellement les valeurs sénégalaises ?

Il y a des personnes qui se lèvent, qui forment des associations pour la promotion des valeurs sénégalaises au nom de « réalités ». Je pense que chaque communauté a besoin de garde-fous et les associations ont un rôle à jouer en tant que société civile. Cependant quand un simple citoyen empêche d’autres citoyens de vivre leur culture sous prétexte d’idéologie, c’est grave !  On ne peut pas s’ériger en donneur de leçons et vouer tous les créateurs à l’Enfer.  Il faut savoir raison gardée. Le combat pour les valeurs ne doit pas déboucher sur une violence verbale à tous azimuts qui ne mène à absolument rien de constructif. Ce pays n’est confié qu’à ceux qui ont une élection, une nomination et qui sont responsables des acquis communautaires même si la communauté dans son ensemble doit porter ce combat pour une meilleure société. Au nom de « réalités » dite sénégalaises, ou de valeurs évoquées intangibles, personne n’a le droit d’empêcher un autre citoyen ayant les mêmes droits que lui, d’exercer son métier dans les limites de la décence publique. Je pense que le combat peut être juste mais les armes du combat ne sont pas forcément les bonnes dans ce cas-là. Est-ce qu’ils défendent réellement les valeurs sénégalaises ce n’est pas à moi de les juger mais les valeurs sénégalaises ne sont pas des valeurs importées ni d’Arabie ni d’Europe ni d’Amérique.

Lorsque l’on parle de valeurs sénégalaises, quelles sont d’après vous dans l’histoire, l’art les personnes qui l’incarnent le mieux ?

Cette question mérite une réponse à plusieurs niveaux parce que lorsqu’on parle d’histoire on a une tranche très large. C’est pourquoi je pense que dans l’histoire récente du Sénégal, peuvent être cité dans le domaine religieux les fondateurs des confréries et les foyers. Pour moi ce sont des références à garder en mémoire. Sur le plan de l’histoire sportive du Sénégal, nous avons des références qui n’ont jamais égratigné leur propre dignité une seule fois.  Sur le plan politique, des hommes et femmes ont posé des actes à l’instar de Blondin Diop, Valdiodio Ndiaye, etc . Ils ont montré si besoin était comment porter les combats justes, véhiculer des valeurs dans les relations avec les colonisateurs.  Bour Sine Coumba Ndoffène dans son témoignage sur Serigne Touba est un modèle dans ce sens. Samba Diabaré Samb est aussi un modèle dans le domaine artistique. Nous pouvons citer les références intellectuelles comme Serigne Sam Mbaye et El Ibou Sakho et Serigne Ablaye Thiaw Laye. Aujourd’hui des modèles sont en construction  avec Sadio Mané et Gorgui Sy Dieng.

“Ce qu’on expose aujourd’hui dans l’espace public était réservé à des espaces privés dans des occasions configurées. Ce qui était privé est devenu public. On expose au quotidien sa vie intime au vu aussi de ce que cela ne concerne pas. Les réseaux sociaux sont devenus des lieux d’exhibition alors que l’exhibition n’a jamais été un fait social accepté”

Autre affirmation qui revient fréquemment : il y a une dégradation des mœurs au Sénégal. Pourtant d’autres disent que les mœurs étaient plus libres dans le temps, mais qu’il n’y avait pas le développement médiatique que l’on connaît et les réseaux sociaux. Où vous situez-vous entre ces deux pôles ?

Affirmer que la dégradation des mœurs n’est pas une réalité et que dans le passé les mœurs étaient plus légères, c’est faire preuve d’une méconnaissance totale des valeurs sociales de ce pays et de son histoire. Il y a évidemment une catégorie de personnes qui ne comprend pas que chaque acte social dans notre communauté était posé à l’occasion d’un événement précis, pour un public précis au moment indiqué. Dire qu’il y avait beaucoup plus de pratiques permissives c’est ne pas comprendre que la poésie sensuelle dite par une femme à son homme dans l’intimité d’une nuit, ou devant un autre groupe de femmes sur le chemin du puits, dans un espace exclusivement féminin, vire à la pornographie et à la sexualité débordante lorsqu’elle est portée dans un clip ou dans une émission non dédiée.

Ce n’est pas parce qu’on dansait entre femmes, certains types ou autre qu’on peut attaquer une société et dire qu’elle était plus permissive, moche était dégradée. C’est mal comprendre l’histoire de ce pays et les faits sociaux. En réalité, ce qu’on expose aujourd’hui dans l’espace public était réservé à des espaces privés dans des occasions configurées. Ce qui était privé est devenu public. On expose au quotidien sa vie intime au vu aussi de ce que cela ne concerne pas. Les réseaux sociaux sont devenus des lieux d’exhibition alors que l’exhibition n’a jamais été un fait social accepté.

Oui, notre société comme toutes les autres sociétés a des moments de défoulement, de danse publique. Ces moments de communion sont des espaces permissifs mais jamais notre société n’a salué le vol, le mensonge, la sexualité publique, la corruption, la haine, la paresse, la roublardise et le dévergondage ! Notre société n’a jamais validé le non-respect de la parole donnée, jamais elle n’a accepté les discours négatifs sur les voisins. Quand on ne prend pas le temps de comprendre les choses, il faut se garder de juger le passé et de tirer des leçons hâtives. Notre société, comme toutes les autres, est certainement pleine de défauts mais n’a jamais validé une once de contre valeur.

Dr Massamba Gueye est Chercheur, Directeur artistique, écrivain, conteur, poète et critique littéraire, Manager et fondateur de Kër Leyti la Maison de l’Oralité et du Patrimoine, Chevalier dans l’ordre national du Lion/ Officier de l’Ordre du Mérite au Sénégal.

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